La tortue soumise à la torture

Alors voilà ! Voilà la tortue qui croyait, du très en-dessous de sa carapace kératinisée, pouvoir échapper à la prosaïque condition humaine… Et la voilà qui doit s’avouer partager piteusement le triste sort des électeurs français (forcément français), torturés par la décision qu’ils ont à prendre en bordure du second tour de scrutin de ces élections présidentielles.

Car voilà que nous n’avons plus d’autre choix qu’entre le Front National et le Front sans qualification (ou sans qualité) qui a fait advenir le Front National. Voilà que nous sommes une fois de plus soumis à cette alternative perverse nous imposant de choisir entre nos prochains bourreaux et ceux qui leur ont livré tous les instruments pour nous trancher la tête. Voilà que nous n’avons plus d’autre solution que de voter pour la pourriture gangrénant l’édifice grandiose des institutions de la république sociale, démocratique et fraternelle à laquelle nous aspirions, et le plus digne représentant – ou sa plus belle synthèse, lisse, policée, cravatée, habile, moderne, sexy, immature, inculte, narcissique, bureaucratique, capricieuse, roublarde, sadomasochiste – des politiques austéritaires et néolibérales qui ont semé la désespérance, la pauvreté, le chômage et les inégalités en Europe, en laissant s’installer sur le vieux continent le gangstérisme patronal, la prédation et la violence actionnariale, la destruction et la désolation de la « concurrence libre et non faussée » qui nous ont ramenés aux bord des abysses des années trente. Je n’ai vu dans leur bonne raison d’exister et de voter pour eux depuis trente ans (au second tour) que leur mérite, très certainement usurpé et bien involontaire, de n’avoir pas fait rejaillir chez leur hydre bipolaire, leur double existentiel, le projet d’une extermination de masse. C’est pour l’heure – qui peut dire même… la minute – leur seul succès.

Alors voilà, j’ai réuni les enfants autours de la table, ce soir, et je leur ai dit cela. Les enfants, pas une seule voix ne doit aller à Marine le Pen. Et pas une seule voix de trop ne doit aller à Emmanuel Macron. Puisque nous ne pouvons pas voter selon nos convictions, puisque le destin nous a mis devant ce choix impossible – voter pour le Front National ou pour ceux qui fertilisent son terroir – il ne nous reste plus qu’à voter en fonction des sondages. A Dieu plaise qu’ils nous guident intelligemment – je sens monter en moi un sentiment religieux – et nous envoient le bon signal. Nous nous déciderons à voter Macron que s’il atteint moins de 52 % dans les prévisions de la Sofres et consorts. Gardons comme ligne de conduite qu’il ne faut offrir comme seul confort ou réconfort à ce freluquet que celui de devenir le Président le plus mal élu de la 5ème République. C’est déjà cent fois plus que ce qu’il mérite. Et prions pour que les sondages ne se Trump pas.

Alors, soyez bons les gars !

4 réflexions sur « La tortue soumise à la torture »

  1. « Plus le score de Macron sera fort, plus il sera clair que ce n’est pas son programme que nous accréditons. » explique l’économiste du candidat au score plus faible que le degré d’une bière.

    Cela ma rappelé cette citation :
    « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

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  2. Chère tortue gracile. Je suis le lièvre balourd, et je n’arrive pas à te suivre. Je croyais que tu étais une spécialiste de la théorie des jeux, du dilemme du prisonnier par exemple. Mais non, c’est désormais à la roulette russe que tu nous convies.

    D’une part, fonder un pari sur des sondages à 52/48 dans la situation actuelle, qui fait penser à celle du duel Trump/Clinton, avec un rôle probablement majeur pour une abstention inconnue et qui ne le sera pas avant le vote, c’est laisser d’importantes chances de succès à la solution qui n’a pas ta préférence. Je dirais au moins une chance sur six, c’est bien la roulette russe.

    Je vois d’ailleurs qu’à la fin de ton message tu envisages de prier pour que les sondages soient fiables. Je crains pour toi (et pour moi) qu’une fois de plus tes prières ne soient pas exaucées. Mais c’est un point que tu as en commun avec un autre parieur, Pascal. « Mettez-vous à genoux, priez et implorez. Faites semblant de croire, et bientôt vous croirez ». Pas facile pour une tortue de se mettre à genoux, mais tu peux quand même essayer.

    D’autre part, tu révèles malgré tout ta préférence, qui est aussi la mienne, mais si j’ai bien compris, le ratio entre ton degré d’aversion au risque Le Pen et ton degré d’aversion au risque Macron est de 52/48. Là, je suis nettement au-dessus : chacun ses taux d’aversion relatifs, fondés sur des évaluations personnelles des risques politiques, sociaux, démocratiques et pour les libertés individuelles et collectives.

    Et puis, chère tortue, pour que tu puisses te livrer au choix de l’abstention ou plutôt du vote blanc (vu que tu as soutenu un programme qui prévoit le vote obligatoire), il faut nécessairement qu’au moins une partie des lièvres balourds comme moi refusent ce choix plus confortable. Cela dit, tu peux compter sur moi, mais je ne peux pas te garantir que ce sera suffisant.

    Enfin, si je comprends ton souhait que Macron soit très mal élu, j’en déduis logiquement que cela implique que le FN fasse un très gros score, un score historique. Lequel n’aurait selon moi pas moins de conséquences négatives sur les mobilisations que nous allons ensuite mener ensemble. A mon avis, les conséquences seraient pires, dans une proportion dépassant nettement les 52/48.

    Je me permets, pour terminer, de te citer cet extrait d’un texte d’un insoumis qui ne s’appelle ni Laurent ni Gisèle mais Akram Belkaïd. Tout son texte mérite lecture : http://lmsi.net/Voter-Macron-Oui-helas

    « Ces amis insoumis ne veulent pas aller voter le 7 mai. Je ne peux que les comprendre. Entre la peste et le choléra, on a le droit de ne pas choisir. Mais, chez certains d’entre eux, je ne peux m’empêcher de détecter une posture plutôt désinvolte, facile. Une ingénuité née de leur propre confort face à une situation qui pourrait déraper.

    Au fond d’eux-mêmes, tranquilles, ils ne peuvent ignorer que Le Pen et ses affidés ne commenceront pas par « eux ». Et quand ils me demandent pourquoi je vais tout de même me déplacer aux urnes pour faire obstacle à Le Pen, je réponds qu’il est bien plus facile de finasser et d’avoir des états d’âmes quand on s’appelle Jean-Luc, Clémentine, Charlotte ou Alexis que lorsqu’on se prénomme Karim, Ousmane, Jacob, Latifa, Rachel ou Aminata.
    Contrairement à celles et ceux qui relativisent la menace frontiste – et qui estiment pouvoir se passer de voter -, ces derniers savent que le Front national au pouvoir représente pour eux, via nombre de ses électeurs et sympathisants, une menace physique immédiate. Et cela suffit comme raison pour s’y opposer. »

    A bientôt chère tortue

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  3. Ce calcul en fonction des derniers sondages serait moins suicidaire, s’il fixait la barre de décision, (pour un… « non vote blanc »), à 55/45, ce qui laisserait tout de même la possibilité d’un vote FN à 48 ou 49%. (« des suffrages exprimés »… bien entendu car… Hélas, les médias dominants « zappent » presque toujours le pourcentage par rapport aux inscrits.)

    De toute façon, la remarque d’Akrim Belkaïd selon laquelle, même sans majorité au Parlement, une élection ou un score élevé du FN, encouragerait illico les exactions racistes, me parait en effet, décisif.
    Certes, je redoute l’arrogance accrue du petit marquis, s’il est « trop bien » élu ! Cependant, je viens de changer d’avis:
    comme Jean Gadrey, comme bien d’autres dans ce 2ieme tour d’apocalypse… j’irai, en me bouchant le nez… voter Macron !

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