La roue tourne quand même

On ne peut le contester, les situations de crise contraignent les acteurs à innover. La tortue en connaît même que cela réjouit et qui verront peut-être leur carrière accélérer à cette occasion. Elle ne parle pas de la montée en qualité et en puissance de l’équipement des forces de police, mais de certaines décisions originales qui relèveront sans doute du surgissement du « radicalement nouveau dans l’histoire », selon les termes de Castoriadis, si tant est que la ladite histoire en adoube ultérieurement l’acte inaugural. Ainsi la grande roue de Lille, qui s’installe tous les ans sur la Grand Place, pour égayer la ville en cette période de fin d’année, sera-t-elle bien installée cette année encore, en dépit des restrictions dues à la situation sanitaire. La Mairie de Lille et la Préfecture du Nord sont en effet parvenues à un compromis. La roue tournera, cette année encore, mais elle n’emportera pas de tournants dans ses nacelles.

D’abord interloquée à l’annonce de cette nouvelle, un peu tendue même, voire stressée, et pour tout dire désemparée par l’absurdité de cette décision, j’ai cherché à me détendre en testant immédiatement la grande innovation : j’ai allumé une cigarette, que j’ai laissé se consumer dans le cendrier ; je me suis servi un whisky, que j’ai vidé dans l’évier ; avant de faire couler un bain chaud, que je n’ai pas pris. Mais cela n’a pas produit les effets attendus. Ce matin j’ai essayé autrement : j’ai posé une cigarette sans l’allumer dans le cendrier ; j’ai sorti un verre à whisky et j’ai laissé la bouteille à côté sur la table, sans remplir le verre ; puis j’ai fait semblant de faire couler un bain, en répandant juste ce qu’il faut de buée sur la glace de la salle d’eau pour lui donner l’air. Mais je n’ai pas vu de progrès significatif sur mon humeur.

Je me suis dit que la route serait longue, de cet acte inaugurant le monde d’après, à l’accomplissement de la société de consommation sublimée à laquelle il nous invite. Et je me suis demandé s’il faudrait quand même payer sa place chaque fois que l’on ne monte pas dans la grande roue.

Un vaccin contre la mélancolie

Au rythme auquel se sont succédé durant ce mois de novembre 2020 les annonces concernant l’efficacité attendue des futurs vaccins anti-covid – 90 % puis 95 % pour Pfizer/BioNTech, 94,5% pour Moderna, 92% pour Spoutnik V – je me suis mis à caresser le rêve que les prochains résultats des expérimentations en cours nous promettront que ces potions protègent également de la mélancolie, des spasmes gastriques et de l’eczéma, etc. Qu’enfin tous les troubles provoqués sur l’espèce humaine par l’ordre marchand en continuelle expansion se trouvent soignés tout d’un coup par une marchandise et une seule, par laquelle adviendrait la fin de cet ordre – ou de ce désordre – qui ne survit que des nuisances qu’il crée en se proposant de les soulager contre écus. Pourquoi pas ? La roue pourrait enfin tourner ? Un coup de malchance pour le règne de la marchandise n’est pas totalement à exclure, pour qui connait les lois du hasard.

Un goût prononcé pour les bombardements

La tortue, qui avoue sans honte brouter à peu près toutes les herbes qui poussent dans son jardin, confesse n’en avoir jamais fumé aucune. L’expérience l’a convaincue que les meilleures hallucinations viennent à elle sans qu’elle ait jamais à prendre le risque de la moindre transgression.

Ce dimanche soir, sortant à grand peine de son trou, à cause d’une indigestion médiatique d’affaire Daval, elle a entendu Laurent Delahousse, le présentateur du 20h00 sur France 2, ouvrir le journal par cette question : « Comment expliquer l’engouement des français pour les faits divers ? ».

Je me suis dit que si ledit journaliste – je suppose qu’il l’est – avait ouvert le journal de la BBC vers la fin septembre 1940, il aurait demandé à ses compatriotes : « d’où vient l’engouement des londoniens pour les bombardements de l’aviation allemande… et pourquoi ils en redemandent ? »

Il faut certes savoir proportions garder. Le Blitz fit au moins 40 000 morts. Mais les proportions pourraient y être, et de loin dépassées, si l’on conservait à ce vocable – les « morts » – son sens dérivé qui est de n’être plus tout à fait en vie, ou du moins de ne plus exister.